• 沒有找到結果。

“Élan vital” et “élan d’amour”

 de la philosophie bergsonienne au mysticisme chrétien

Entre la première et la deuxième source de la morale et de la religion, comme entre le clos et l’ouvert, entre le statique et le dynamique, “la différence n’est pas de degré, mais de nature”197. C’est que la première est

“voulue par la nature”, alors que la deuxième marque une “rupture” avec “la nature” : la première repose sur “l’instinct social” qui “vise toujours une société close, si vaste soit-elle, (…) et non pas l’humanité. C’est qu’entre la nation, si grande soit-elle, et l’humanité, il y a toute la distance du fini à l’indéfini, du clos à l’ouvert.”198.

Par conséquent, “de la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement. Elles ne sont pas de même essence.”199. Donc, “ce n’est pas en élargissant des sentiments plus étroits”  “par un progrès continu”200 de la famille à la patrie, et de la patrie au genre humain  “qu’on embrassera l’humanité.”201.

“Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme.”202. “Inné”, dans le contexte de la philosophie bergsonienne, fait référence à ce qui a été “voulu par la nature” ; or, quand il s’agit de l’humanité, qui dit “nature” dit “instincts virtuels”, dispositions instinctives conservant l’humanité comme espèce ; et ces instincts étant au principe des “sociétés closes”, on comprend que d’eux dérivent aussi tout ce qui contribue à clore ces sociétés ou à les garder closes : “les instincts sociaux porteraient les sociétés à lutter les unes contre les autres bien plutôt qu’à s’unir pour se constituer effectivement en humanité.”203.

Chez Bergson, la “sympathie de l’homme pour l’homme” n’est pas un sentiment “naturel” (c’est-à-dire “voulu par “la nature”).

197 DS/Q., p. 28, 31

198 DS/Q., p. 27

199 DS/Q., p. 284

200 DS/Q., p. 27

201 DS/Q., p. 50

202 DS/Q., p. 248

203 Ibid.

Pour surmonter “l’obstacle” de “la nature”, il faut un saut qualitatif, un

“bond hors de la nature”, pour reprendre contact avec l’élan vital : cet “élan, qui avait donné des sociétés closes parce qu’il ne pouvait plus entraîner la matière, mais que va ensuite chercher et reprendre, à défaut de l’espèce, telle ou telle individualité privilégiée. Cet élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes”204  “mystiques et saints”, “héros de la vie morale”… Mais “il est vrai qu’il aura fallu pousser jusqu’au principe même de la vie.”205

Or, il semble que “l’ouverture” et “le dynamisme” de l’élan vital bergsonien  le “retour au mouvement”206 et le contact avec l’élan vital, avec la vie même  ne suffisent pas à permettre le passage de la société close à la société ouverte  l’humanité entière. Et ce que les mystiques chrétiens suggèrent ici à Bergson, c’est que le “principe même de la vie”

qu’il atteignent, et avec lequel ils coïncident au point d’identifier leur volonté avec lui, est “l’énergie créatrice” d’un amour divin207  Dieu comme amour créateur. Si, pour embrasser l’humanité dans un “universel amour”, le

“détour”208 par l’amour de Dieu est nécessaire209, c’est peut-être que c’est lui, plutôt que le dynamisme de l’élan vital, qui ouvre “l’âme close” et “les sociétés closes”. En tout cas, “l’élan d’amour” des mystiques chrétiens prête efficacement son concours à “l’élan vital” bergsonien pour “briser la résistance de la nature et hausser l’humanité à des destinées nouvelles”210 !

* * *

Dans EC, qui traite de l’évolution de la vie dans son ensemble, l’élan vital rencontre l’obstacle de la matière brute211 ; dans DS, où Bergson

204 DS/Q., p. 285

205 DS/Q., p. 103 ; Bergson écrit ailleurs : “obtenir (…) [le] contact avec le principe même de la nature” (DS/Q., p. 227).

206 DS/Q., p. 51

207 DS/Q., p. 270, 273 (déjà cité : cf. p. 22, et notes 150 à 153)

208 DS/Q., p. 28

209 C’est ce que Bergson veut signifier quand il écrit : “il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour.” (DS/Q., p. 51).

210 DS/Q., p. 48, et aussi p. 50, 56

211 Cf. EC/Q., p. 186 : “Il n’y a en réalité qu’un certain courant d’existence et le courant antagoniste ; de là toute l’évolution de la vie.”

réfléchit sur l’évolution de l’humanité, l’obstacle que doit tourner l’élan vital n’est pas tant celui de la matière que celui de “la nature”, c’est-à-dire

“l’ensemble des complaisances et des résistances que la vie rencontre dans la matière brute” ; mais d’après sa définition, la nature est (comme) lestée de matérialité, et c’est ce qui fait d’elle un obstacle à l’élan vital.

Les deux sources de la morale et de la religion s’articulent sur cette tension entre l’élan vital et la nature : la nature oppose des résistances, que l’élan vital brise par l’intermédiaire de certains “hommes privilégiés”, dont les mystiques chrétiens sont les plus exemplaires.

Le rapport de l’élan vital à chacune des deux sources de la morale et de la religion est fonction du rapport de l’élan vital à “la nature” :

- on peut dire qu’il est indirect, dans le cas de la “morale de pression” et de la “religion statique”, qui ont leur origine dans “l’intention de la nature”, et donc dans un arrêt de l’élan vital ; et d’autre part, cette première forme de morale et de religion étant “voulue par la nature”, elle se caractérise par son

“infra-intellectualité”, puisqu’elle repose sur des “instincts virtuels” : le “tout de l’obligation” dans le domaine de la morale, la “fonction fabulatrice” dans celui de la religion ;

- dans le cas de la “morale d’aspiration” et de la “religion dynamique”, on peut dire que le rapport avec l’élan vital est direct, puisque cette deuxième forme de morale et de religion se révèle agissante grâce à son contact, sa coïncidence avec l’élan vital. Par cette coïncidence avec son principe générateur, l’humanité, au moins par le biais des mystiques qui en représentent le type le plus achevé, développe en elle “l’émotion créatrice”

propre à la “supra-intellectualité” , émotion qui rend l’âme du mystique

“agie” par l’amour créateur et “agissante” sur les autres hommes, puisque par son exemple elle les “entraîne dans son mouvement”.

Voir comment, pour Bergson, les deux modalités du rapport de l’élan vital et de “la nature” sont à l’origine de deux formes opposées de morale et de religion, permet de mieux comprendre le titre un peu ambigu du livre : Les deux sources de la morale et de la religion : Bergson nous présente bien deux sources de la morale (pression / aspiration), d’une part, et deux sources de la religion (fonction fabulatrice / émotion créatrice née du contact avec l’amour créateur), d’autre part. Mais quand on prête attention aux sources elles-mêmes, on constate que selon Bergson, il existe une source commune à

la “morale de pression” et à la “religion statique”, se caractérisant par l’infra-intellectualité (les “instincts virtuels”) et “voulue par la nature” pour la conservation de l’espèce humaine ; et, en sens inverse de la première, une autre source, commune à la “morale d’aspiration” et à la “religion dynamique”, et se caractérisant par la supra-intellectualité (“l’émotion créatrice”). Cette deuxième source n’est pas “naturelle”, et elle libère l’humanité de “la nature”. Et comme elle est manifestée par les mystiques chrétiens, pour lesquels l’élan vital n’est autre que l’amour créateur divin, on peut dire que cette deuxième source est “divine”.

Les deux sources s’opposent donc point par point, mais la morale et la religion dont elles sont l’origine sont liées entre elles. Et l’on peut nommer chacune de ces deux sources : l’une est “la nature”, l’autre est l’amour

divin comme “énergie créatrice”.

Cette deuxième manière de comprendre le titre de DS, qui relie morale et religion, met en relief la part faite par Bergson au mysticisme chrétien212

 et au christianisme  dans son dernier ouvrage : d’une part, le “passage du clos à l’ouvert” est attribué au christianisme, dans le cas de la morale213 comme dans celui de la religion214 ; et d’autre part le mysticisme (la

“religion dynamique”) est lié au christianisme d’une manière inhérente215. C’est d’ailleurs pourquoi l’action des grands mystiques chrétiens se constate aussi bien dans le domaine de la morale que dans celui de la religion. C’est qu’en fait ces mystiques illustrent la même source, la deuxième source de la morale et de la religion. Bergson y voit le prolongement de sa propre

212 Même si Bergson “laisse de côté (…) leur christianisme”, et considère “la forme sans la matière”

(DS/Q., p. 240).

213 Cf. DS/Q., p. 57 : “La morale de l’Évangile est essentiellement celle de l’âme ouverte (…)” ; or nous savons que “l’âme ouverte” caractérise la morale “ouverte”, qui est la “morale d’aspiration”.

Cf. aussi p. 77, à propos de l’idée de justice, en morale : “Il ne nous paraît pas douteux que (…) le passage du clos à l’ouvert soit dû au christianisme”. Bergson répartit le progrès de l’idée de justice en deux grandes étapes, dont la première est rapportée aux prophètes d’Israël, et la deuxième au christianisme.”

214 Cf. DS/Q., p. 240 : “Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens.” ; et p. 255 : “(…) le mysticisme que nous appelons complet, celui des grands mystiques chrétiens.”

Rappelons que le mysticisme “complet”, celui qui prolonge vraiment le mouvement de l’élan vital dans l’humanité  et la doctrine bergsonienne de l’élan vital  est le mysticisme chrétien, le seul qui, selon Bergson, soit “agissant”.

215 Cf. DS/Q., pp. 253-254 : “Mysticisme et christianisme se conditionnent donc l’un l’autre, indéfiniment.”. Cf. aussi ANNEXE 2.

doctrine de l’élan vital et de sa propre conception de la philosophie216. Selon la théorie bergsonienne de la vie, en retrouvant “la direction de l’élan de vie” qui la fait entrer en “contact avec le principe même de la nature”, l’humanité peut “rompre avec la nature”, se libérer de “la nécessité d’être une espèce” et devenir créatrice elle-même, créatrice d’elle-même  divine. …Mais c’est que le “contact avec le principe même de la nature”

s’est avéré être un contact avec l’amour créateur qui rejaillit en “élan d’amour” pour l’humanité : ainsi, rencontrant les mystiques chrétiens, “l’élan vital” bergsonien fait place à “l’élan d’amour”217, et il semble que la philosophie bergsonienne  tout comme l’humanité elle-même !  ait besoin du mysticisme chrétien  qui lui a révélé que “l’élan vital” est un

“élan d’amour”  pour trouver la voie de son accomplissement !

216 Puisque le mysticisme chrétien atteint la supra-intellectualité (il est mû et agit par son émotion supra-intellectuelle, qui est créatrice), et se révèle par là plus “agissant” que les philosophies morales et les doctrines religieuses, qui (du point de vue bergsonien) s’en tiennent à l’intellectualisme, contre lequel toute l’activité philosophique de Bergson “fut une protestation”

(PM/Q., p. 98).

Mais le fait que la supra-intellectualité apparaisse comme le point de convergence entre la philosophie bergsonienne et le mysticisme chrétien ne reflète-t-il pas un “point de vue” pris par Bergson ? La méfiance de Bergson à l’égard de l’intellectualisme et le primat qu’il accorde à l’intuition (c’est-à-dire à la supra-intellectualité) ne le font-ils pas se méprendre sur l’amour créateur que lui ont révélé les mystiques chrétiens ? Cette question concernant la rencontre de la doctrine de l’élan vital et du mysticisme chrétien fera l’objet d’une recherche ultérieure, prévue pour devenir la deuxième partie de ce travail.

217 Rappelons que “l’élan d’amour” est l’élan d’amour de Dieu pour sa “Création”, qui est “une entreprise de Dieu pour créer des créateurs” (DS/Q., p. 279).

ANNEXE 1

Les “mixtes”, dans le domaine de la morale et de la religion, sont liés à l’intellectualité : ce sont les philosophies morales (les théories

“intellectualistes”, sur le modèle kantien), et les doctrines religieuses. Elles résultent d’explications théoriques élaborées sur le mode de travail analytique et synthétique de l’intelligence, c’est-à-dire composées à partir des deux éléments de base  “infra-intellectuel” et “supra-intellectuel”  que Bergson repère comme étant caractéristiques des deux sources de la morale et de la religion. Entre “l’infra-intellectuel” et “le supra-intellectuel”

(qui tous deux appartiennent au domaine de la vie) se situe en effet la zone intermédiaire218 de tout ce qui relève de l’intellectuel, c’est-à-dire de l’activité de l’intelligence (qui est moulée sur la matière et tend à se détourner de la vie), activité typique des sociétés humaines.

Morale et religion “mixtes” ne feront pas ici l’objet d’un examen détaillé, dans la mesure où elles n’entretiennent pratiquement aucun rapport avec l’élan vital qui nous intéresse plus particulièrement ici. Mais il faut quand même souligner que c’est pour nous aider à mieux prendre conscience du caractère “mixte” de la morale et de la religion qui servent de support et de cadre à notre vie sociale, que Bergson se place aux deux extrêmes219, en appliquant sa méthode philosophique (qu’on pourrait appeler “méthode d’épuration des mixtes” !) pour distinguer deux sources, deux formes opposées de la morale et de la religion : de même qu’en étudiant la première source, Bergson avait envisagé le cas des sociétés humaines les plus simples, les plus “primitives”220, telles qu’elles sont “sorties des mains de la nature”, dans son approche de la deuxième source il adopte la même démarche :

“statique ou dynamique”, écrit-il, “nous prenons la religion à ses origines.”

(DS/Q., p. 236).

218 DS/Q. pp. 85-86 : “le plan intermédiaire, qui est celui de l’intelligence”.

219 DS/Q. p. 196 : Bergson écrit, à propos des deux formes  “infra-intellectuelle” et

“supra-intellectuelle”  de la religion : “C’est en les opposant tout de suite l’une à l’autre qu’on les comprendrait le mieux. Seules, en effet, sont essentielles et pures ces deux religions extrêmes.”

Mais en fait, on ne les rencontre jamais “à l’état pur” (DS/Q. p. 48, à propos de la morale).

220 DS/Q., p. 133

ANNEXE 2

À propos de la “religion dynamique” et de la façon dont Bergson traite de sujet dans DS, deux choses sont à remarquer :

- d’une part, le terme de “religion dynamique” recouvre essentiellement, dans la pensée de Bergson, le mysticisme chrétien, qualifié de “vrai” (pour le distinguer de ses contrefaçons pathologiques), et de “complet”, parce que, ne s’arrêtant pas à la contemplation et à l’extase, il débouche sur l’action, et par l’intermédiaire des grands mystiques, agit en effet sur l’humanité, en la transformant. Pour Bergson, donc, mysticisme et christianisme sont intimement liés : “ils se conditionnent (…) l’un l’autre, indéfiniment.”221. C’est pourquoi le chapitre III (“La religion dynamique”) est presque intégralement consacré au mysticisme, et plus particulièrement au mysticisme chrétien.

- d’autre part, le “fait mystique” n’est pas seulement étudié dans le chapitre sur la “religion dynamique” ; Bergson évoque aussi les mystiques dans son chapitre I (“L’obligation morale”)222, quand il présente la morale de

“l’âme ouverte”223 et de la “marche en avant”. En outre, cette deuxième morale trouve sa meilleure illustration dans l’Evangile224. C’est donc encore au christianisme que Bergson fait référence pour illustrer la “morale d’apiration”. Et du reste Bergson attribue expressément au christianisme

“le passage du clos à l’ouvert”225, qui a été décisif226.

221 DS/Q., pp. 253-254

222 DS/Q., p. 47, 49

223 “L’autre attitude est celle de l’âme ouverte (…)” (DS/Q., p. 34)

224 “La morale de l’Evangile est essentiellement celle de l’âme ouverte” (DS/Q., p. 57) ; “D’un côté le clos, de l’autre l’ouvert” (à propos du Sermon sur la montagne (Mt 5, 20-48) : “On vous a dit que… et moi je vous dis que…”) (DS/Q., p. 58).

225 DS/Q., p. 77

226 DS/Q., p. 77 : “car si la porte est restée ouverte à des créations nouvelles, et le restera probablement toujours, encore fallait-il qu’elle s’ouvrît. Il ne paraît pas douteux que ce (…) progrès, le passage du clos à l’ouvert, soit dû au christianisme (…)”.

相關文件